D’après le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR)[1], le solde financier du système de retraite, après avoir atteint un déficit de 0,7 % du PIB en 2010, se redresserait jusqu’au milieu de la décennie 2020, date à laquelle il serait proche de l’équilibre dans tous les scénarios économiques examinés. Cet équilibre financier serait maintenu sur le plus long terme pour un taux de croissance de la productivité du travail estimé à 1,4 % par an, en moyenne.
Ainsi, comme l’indique le Comité de suivi des retraites (CSR) dans son avis de juillet 2016[2], « les réformes faites depuis vingt ans permettent de faire face au changement démographique dès lors qu’une croissance d’environ 1,5 % de la productivité est obtenue en moyenne sur longue période. »
Si les déséquilibres liés aux évolutions démographiques ont été progressivement résorbés, le solde financier du système de retraite français n’est pas à l’abri de chocs sur le rythme de la croissance, qui est lui-même principalement déterminé par celui des gains de productivité. C’est ce que souligne le CSR lorsqu’il « constate que les réformes successives ont permis de traiter les enjeux démographiques et le choc de 2008 mais qu’il subsiste une sensibilité forte aux hypothèses de croissance »[3].
Les projections du COR illustrent cette sensibilité : au-delà de 2025, le solde financier projeté diverge fortement selon l’hypothèse de productivité retenue. Le système serait excédentaire avec des gains de productivité à 1,5 % par an et connaîtrait un déficit annuel de 0,2 % du PIB en cas de gains de productivité limités à 1,3 % par an. Avec des hypothèses de croissance de la productivité plus faibles, l’équilibre ne pourrait être atteint sans mesures de redressement complémentaires.
Le système de retraite est bien plus sensible au niveau de la productivité du travail qu’à celui du taux de chômage. Ainsi, par rapport à l’hypothèse retenue par le COR d’un taux de chômage de long terme de 7 %, des variantes avec un taux sensiblement plus élevé (10 %) ou plus faible (4,5 %) se traduisent par une évolution modérée du solde financier : 0,1 à 0,2 point de PIB à la baisse (ou à la hausse) à l’horizon 2060.
Les hypothèses de croissance ont un impact sur l’équilibre prévisionnel du système de retraite dans tous les pays européens, notamment parce que le niveau des recettes suit partout celui de la masse salariale, et donc de la richesse nationale. Mais la France fait partie de ceux dans lesquels cet impact est le plus marqué car s’ajoute à cet effet sur les recettes celui sur les dépenses, en raison de la dépendance forte du niveau relatif des pensions de retraite – c’est-à-dire du niveau des pensions relativement au niveau des revenus des actifs – à l’évolution du PIB.
Cette particularité du système de retraite français trouve sa source dans le choix fait depuis 1987, au travers notamment des différentes réformes, de ne plus revaloriser tant les droits en cours de carrière que les pensions liquidées en fonction de l’évolution des salaires mais selon celle des prix.
On a ainsi rompu le contrat social sous-jacent au système de retraite par répartition, qui fait dépendre les pensions des retraités du revenu des actifs et donc, à taux de cotisation donné, indexe le niveau des pensions sur la croissance de la productivité et l’évolution du nombre des actifs.
Ce contrat a été remplacé par une promesse, celle de garantir le pouvoir d’achat des retraites après la liquidation. Dès lors, puisque les pensions sont calculées sur la base des revenus que les retraités ont reçus durant leur vie active et sont ensuite figées en termes réels, leur niveau global évolue au cours du temps, au fur et à mesure que les générations de retraités se succèdent les unes aux autres, en fonction des gains de productivité passés de l’économie, et non des progrès de la productivité courante. Il en résulte que le système tend à être excédentaire quand les gains de productivité se renforcent et à être déficitaire quand ils s’affaiblissent.
Le maintien de cette promesse conduit à ce que seul le revenu des actifs soit affecté par les variations de la productivité courante. Une productivité durablement faible aboutit dès lors à ce que les retraités actuels bénéficient d’un niveau de vie relatif plus élevé que prévu, comme cela a été le cas avec le ralentissement non anticipé de la productivité depuis dix ans. Réciproquement, si les gains de productivité se redressent à l’avenir (par exemple sous l’effet de la robotisation ou de la diffusion du numérique), le rééquilibrage du système aujourd’hui programmé sous une hypothèse de productivité moyenne ne permettra pas aux retraités de bénéficier de ce surcroît de richesse.
En conséquence, le niveau de vie des retraités relativement à celui de l’ensemble de la population est lui aussi dépendant du rythme de la croissance. Ainsi, comme l’illustre le dernier rapport du COR, à l’horizon 2060, avec 1,5 % de croissance de la productivité, le niveau des pensions atteindrait environ 50 % du niveau des revenus d’activité et le niveau de vie des retraités environ 85 % de celui de l’ensemble de la population. Mais cette dégradation relative par rapport à la situation actuelle serait moins marquée en cas de croissance plus faible et accentuée en cas de croissance plus forte.
Cette dépendance du solde financier du système de retraite à la croissance – et son corollaire, la dépendance du revenu relatif des retraités – soulève plusieurs difficultés.
- Elle présente un risque pour les finances publiques. Il n’est pas illogique que la générosité du système de retraite soit liée à la croissance, si le pays décide d’affecter une part des progrès de la productivité au financement des pensions, mais le lien existant dans notre système est paradoxal, puisque le niveau de vie des retraités apparaît d’autant plus favorable, au regard de celui de l’ensemble de la population, que la croissance est faible[4].
- Elle rend le pilotage du système – tant pour ses objectifs d’équilibre financier que de niveau de vie relatif des retraités – dépendant du rythme de la croissance macroéconomique – une variable fort incertaine, sur laquelle les responsables publics n’ont que peu de prise[5] ; la période actuelle de forte incertitude sur l’avenir de la productivité[6] rend cette difficulté plus aigüe.
- Elle crée une double incertitude – sur la soutenabilité du système et sur le niveau de vie à la retraite (relativement à celui de l’ensemble de la population) – qui est « de nature à fragiliser l’adhésion de nos concitoyens au système »[7] de retraite. Cette incertitude peut conduire à des comportements d’épargne excessifs et à un moindre consentement aux prélèvements destinés à financer le système de retraite par répartition. Les cotisations retraite risquent d’être davantage perçues comme des impôts que comme des salaires différés, accroissant le coin fiscalo-social (écart entre le coût du travail et le salaire considéré comme effectivement perçu par le salarié), donc le taux de chômage structurel.
- L’ajustement aux chocs de productivité n’est pas spontanément réparti entre actifs et retraités. Il nécessite des ajustements réguliers des paramètres des régimes, selon l’évolution du taux de croissance de l’économie, dont les conséquences négatives peuvent être nombreuses : tensions politiques et sociales, risques de sur ou sous-ajustement des paramètres, avec des conséquences pour les finances publiques mais aussi pour l’équité intergénérationnelle ; défiance accrue liée au sentiment d’une réforme jamais achevée.
Ces caractéristiques ont une dimension structurelle : jouer sur l’âge de départ à la retraite ou le niveau de cotisation ne permettrait ni de rendre le système plus résilient face à des chocs de productivité, ni d’éviter que l’ajustement lié à ces chocs porte sur les seuls actifs. Cela conduirait uniquement à modifier le niveau de croissance nécessaire pour assurer à long terme l’équilibre financier et un niveau donné de revenu relatif des retraités : de l’ordre de 1,4 % par an aujourd’hui, ce ‘taux de croissance d’équilibre’ serait plus faible – et le revenu relatif des retraités plus élevé – en cas de hausse de l’âge de départ ou du niveau de cotisation, et plus élevé – et le revenu relatif des retraités plus faible – en cas de baisse de l’un de ces deux paramètres.
Les débats sur l’ajustement de l’âge du départ à la retraite et des cotisations renvoient à la question du montant de dépenses publiques que la nation souhaite consacrer aux retraites, et à celle du niveau souhaité pour le revenu relatif des retraités, au vu notamment des tendances démographiques. Quels que soient les choix faits dans ce domaine, il apparait souhaitable de réfléchir aux moyens de diminuer l’influence de la croissance sur l’équilibre financier du système de retraite et, corrélativement, de maintenir une cible pérenne de niveau de revenu pour les retraités relativement à celui des actifs, afin que l’ajustement aux évolutions futures de la productivité soit partagé entre retraités et actifs.
Il convient en premier lieu que la collectivité nationale fixe un objectif de revenu relatif des retraités par rapport à l’ensemble de la population. Aujourd’hui, le niveau de vie relatif des retraités est légèrement supérieur à celui des actifs. À législation inchangée en matière d’âge de la retraite et de niveau de ressources affectées au système de retraite, il faut qu’il diminue d’environ 20 % pour assurer l’équilibre financier du système. Compte tenu de la montée en puissance progressive des effets des réformes votées, une telle diminution est effectivement programmée, sous l’hypothèse que la croissance à long terme de la productivité du travail s’établisse à 1,4 % par an. Si l’on souhaitait retenir une autre cible de revenu relatif des retraités, il faudrait donc modifier les paramètres relatifs à l’âge ou aux ressources.
Une fois ce choix effectué, trois grandes options sont possibles pour rendre le système de retraite moins dépendant de la croissance, et donc faire en sorte que l’ajustement à d’éventuels chocs de productivité soit partagé entre actifs et retraités.