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Énergie centralisée ou décentralisée ?

La transition énergétique, la baisse du coût des énergies renouvelables et l’appétence pour une maîtrise locale de la production d’énergie font aujourd’hui envisager une modification profonde de notre système électrique.

Résumé

La transition énergétique, la baisse du coût des énergies renouvelables et l’appétence pour une maîtrise locale de la production d’énergie font aujourd’hui envisager une modification profonde de notre système électrique. L’Allemagne fournit ici un exemple instructif, car avec son Energiewende, elle a déjà engagé le tournant vers un modèle décentralisé. Elle se trouve ainsi la première confrontée aux nombreux défis que soulève l’adoption d’un tel système : à l’augmentation des prix du kWh et au renforcement obligé du réseau s’ajoutent les difficultés à sortir de la production à base de charbon et à diminuer les émissions de CO2.

La France a le choix entre plusieurs options : le maintien du système centralisé actuel, la mise en place d’un modèle totalement décentralisé et enfin un système hybride où coexisteraient un réseau centralisé et des boucles locales de taille diverse.

La première option est la plus sûre à court terme, mais elle risque de se révéler intenable à long terme si les agents économiques se tournent vers des technologies d’autoproduction en apparence moins onéreuses. La deuxième option est coûteuse, voire irréaliste à court terme, mais elle est probablement viable à long terme si le stockage de l’électricité se développe à un coût raisonnable et si les agents acceptent de réguler leur consommation en fonction de la rareté de l’offre des énergies renouvelables et du signal-prix. La troisième option est sans doute la plus confortable, mais elle peut se révéler également très coûteuse, car elle repose sur un double système et donc sur une offre structurellement excédentaire dont il faudra rémunérer les investissements.

ACTION CRITIQUE
La remise en cause du modèle centralisé

Historiquement, les réseaux électriques se sont imposés comme la façon la plus économique de mettre en concordance spatiale et temporelle des moyens de production diversifiés – dans leur nature comme dans leur localisation – avec des usages dispersés et variables. La France, à l’instar de tous les pays avancés, a fait le choix après la Seconde Guerre mondiale de développer un système électrique centralisé, tirant parti des économies d’échelle qu’il procurait. La péréquation tarifaire et l’obligation de desserte ont permis de maintenir l’égalité de traitement entre tous les consommateurs, y compris pour les territoires d’outremer qui disposent de systèmes de production d’électricité spécifiques.

Le développement accéléré des énergies renouvelables (EnR) depuis une décennie a entraîné une baisse de leurs coûts, due aux économies de série. Il est désormais possible d’imaginer un monde où la production se ferait au plus près des consommateurs, directement sur le toit de leur maison ou via des regroupements de taille diverse (résidences, écoquartiers, communes, etc.). L’aspiration à l’autonomie énergétique exprimée par de nombreux Français serait satisfaite grâce à de nouvelles technologies de stockage et aux réseaux intelligents ou « smart grids », qui permettront demain aux consommateurs de gérer au plus fin leurs besoins énergétiques en fonction de l’offre disponible. Parce qu’elle est capable de répondre à tous les usages – s’éclairer, se chauffer, s’informer, se déplacer, etc. –, l’électricité est concernée au premier chef. Mais la chaleur – qui se transporte mal – et la production de gaz à partir de déchets ou de biomasse – qui n’a d’intérêt que si elle est réalisée localement – s’intègrent bien à ce nouveau monde que certains appellent de leurs vœux.

De fait, ces évolutions techniques sont portées par les évolutions sociétales. De nombreux citoyens souhaitent adopter des comportements plus vertueux et plus sobres dans la consommation des ressources. Une croissance verte, fondée sur les énergies « propres » et l’économie circulaire, doit à leurs yeux prendre le relais de la croissance traditionnelle,  tout en créant de nouveaux marchés et de nouveaux emplois. L’autoconsommation fait son apparition, encouragée par la baisse du prix du solaire photovoltaïque, par la hausse du prix du kWh issu des réseaux centralisés et enfin par une nouvelle tarification reposant plus sur le kWh consommé que sur la puissance à laquelle le réseau donne accès.

L’Allemagne, pionnière de la révolution énergétique

Depuis six ans, l’Allemagne s’est faite la championne d’un tel modèle en réactivant avec l’Energiewende – littéralement « le tournant énergétique » – une ancienne tradition de production et de gestion énergétiques par les entités locales, qu’il s’agisse des Länder ou des Stadtwerke (services municipaux). Il faut en effet voir dans l’abandon du nucléaire décidé par nos voisins d’outre-Rhin une volonté de s’affranchir d’une énergie nécessairement gérée au niveau fédéral, voire transnational. Le choix en faveur des EnR, au-delà du projet de création d’une filière industrielle, est aussi considéré comme un moyen de se réapproprier cette gestion locale.

La France a fait un pas dans cette direction avec la loi de transition énergétique de juillet 2015. Ce texte vise notamment à porter la part des EnR dans le mix énergétique à 32 % en 2030 et à développer des « territoires à énergie positive », capables de produire plus d’énergie qu’ils n’en consomment (en bilan annuel). À titre expérimental, la loi organise sur des portions de réseau des services de flexibilité locaux (gestion dynamique conjointe de la demande et de l’offre) ou le déploiement de réseaux électriques intelligents (gestion optimisée de stockage et de transformation des énergies). Les collectivités territoriales se voient ainsi attribuer un rôle plus important dans le choix et la gestion de leur mix énergétique. Une ordonnance « Autoconsommation » publiée en août 2016 jette les bases d’un encadrement de cette activité, qu’elle étend à certains regroupements de consommateurs, et appelle à une révision de la tarification du réseau.

Cependant, cette transformation s’est mise en marche alors que certaines technologies et modèles d’affaires sont encore loin d’être stabilisés : les batteries électrochimiques n’ont pas atteint la maturité technico-économique (en dehors de certains usages) et le développement des énergies renouvelables est largement tributaire des soutiens publics[1]. Les interventions des pouvoirs publics en matière d’aide à l’innovation, d’investissements ou de régulation restent donc déterminantes. En tant que pionnière, l’Allemagne fait face la première aux défis posés par ce changement de modèle. Il lui faut impérativement renforcer son réseau électrique, notamment parce que les gisements de vent produisant l’énergie éolienne sont pour l’essentiel situés dans le nord du pays, loin des grands centres de consommation. Autrement dit, la transition énergétique n’œuvre pas ici pour l’autonomie des Länder mais les rend paradoxalement plus dépendants les uns des autres et les soumet à plus de régulation fédérale. Par ailleurs, le prix de l’électricité outre-Rhin a doublé en une décennie et cette augmentation a d’abord pesé sur les ménages les plus modestes. La loi dite EEG 2.0, entrée en vigueur en août 2014, s’efforce d’encadrer les quantités d’éolien et de solaire pouvant être développées annuellement, dans le double but de maîtriser les coûts de l’Energiewende et de laisser au système électrique le temps de s’adapter. Pour l’heure, l’Allemagne éprouve la plus grande difficulté à diminuer ses émissions de CO2 et à sortir du charbon, une énergie qui a accompagné pendant plus d’un siècle le développement économique du pays et qui reste perçue par la population comme une énergie locale pourvoyeuse d’emploi.

1. On peut en juger par les vives réactions suscitées par chacune des révisions à la baisse des différentes aides ou formes de soutien.

Options

Deux options diamétralement opposées bornent le futur : un réseau qui demeure centralisé ou un réseau totalement décentralisé. Une troisième option, intermédiaire, pourrait s’imposer en France dans la prochaine décennie. Certes plus confortable, elle pourrait se révéler plus coûteuse socialement – même s’il est très difficile d’évaluer ces coûts, tant les technologies en jeu évoluent vite. Dans tous les cas, les pouvoirs publics se devront d’investir, de favoriser l’innovation, d’arbitrer en matière de normes techniques et de contrôler le secteur en recourant par exemple aux instruments tarifaires.

Option 1 – Un système qui continue de reposer sur des moyens de production et un réseau centralisés

Cette première option correspond à la situation actuelle du système électrique français, qui garantit la continuité de service pour tous et l’égalité de traitement des consommateurs via une péréquation tarifaire. En l’absence de solutions de stockage décentralisé technologiquement mûres, les réseaux de transport et de distribution restent indispensables si l’on veut absorber et répartir au mieux l’énergie produite par les EnR intermittentes et non contrôlables (éolien, marémoteur, solaire).

Pour intégrer la part croissante de ces énergies renouvelables dans le système électrique, il convient de définir leur rythme de développement ainsi que leur localisation optimale. De nombreux facteurs entrent en jeu : maturité économique des EnR, obsolescence des moyens de production qu’elles sont destinées à remplacer, flexibilité des autres installations de production (les centrales hydrauliques, par exemple), localisation des gisements de vent ou de soleil ainsi que des centres de consommation, coûts et acceptabilité de la construction de nouvelles lignes, etc.

La montée en puissance des EnR intermittentes rend en effet nécessaire un renforcement des réseaux de transport. Devenue plus complexe, la gestion de ces réseaux suppose leur modernisation à l’aide des technologies numériques, en mobilisant big data et intelligence artificielle. Les Allemands prévoient ainsi de consacrer en dix ans plus de 40 milliards d’euros à l’extension de leur réseau[2]. En France, les sommes qu’ENEDIS – ex-ERDF, filiale d’EDF qui assure 95 % de la distribution d’électricité – devrait affecter avant 2030 à l’intégration des EnR et au déploiement des « smart grids » pourraient aller jusqu’à 30 milliards. Quant à RTE, la filiale d’EDF chargée du transport de l’électricité à haute tension, elle prévoit de dépenser 3 milliards sur les quinze prochaines années pour une meilleure conduite des réseaux via le déploiement de capteurs numériques et de postes « intelligents ».

Dans l’état actuel de la technologie, la poursuite d’un modèle centralisé de ce type intégrant une part croissante d’énergies renouvelables suppose de continuer à faire appel à l’énergie nucléaire, voire à des centrales thermiques couplées avec la captation et le stockage du carbone (CCS), si cette technologie accédait à une certaine rentabilité. Elles seules sont à même de garantir la continuité de la fourniture de service pour tous, tout en respectant la contrainte internationale sur la réduction des émissions de CO2. Cette voie n’empêcherait pas de développer en parallèle de grands sites de production d’électricité renouvelable – champs photovoltaïques, éoliennes off-shore, etc. – afin de profiter d’une baisse des prix due aux économies d’échelle.

Option 2 – Un système où la production électrique est totalement décentralisée

Cette deuxième option repose sur la maîtrise locale généralisée des choix énergétiques, avec des systèmes quasi autonomes régis par des villes, des quartiers ou des associations de citoyens via des boucles locales. Ce modèle implique la fermeture de la plupart des installations centralisées, en particulier les centrales thermiques nucléaires, au charbon, voire au gaz, et des investissements massifs dans des moyens de production renouvelables de petite taille, en misant sur d’importantes économies de série et de réseau à l’échelle locale. Il conduit à instaurer une nouvelle solidarité entre les métropoles et le territoire qui les entoure, qui deviendra leur producteur d’énergie.

Dans ce schéma, le réseau national a pour seule fonction de relier les boucles locales entre elles pour mutualiser en partie certains services de flexibilité, comme la gestion intelligente du stockage ou la gestion dynamique de l’offre et de la demande. Il est donc appelé à jouer un rôle accessoire, semblable à celui des interconnexions européennes avant que ne se développe la « plaque électrique continentale » (c’est-à-dire le renforcement du réseau et la mise en place d’un marché de l’électricité et de réserves communes).

Les variations de production étant continuelles et parfois imprévisibles, les consommateurs doivent se mettre en mesure d’adapter leur consommation. Il leur faut s’équiper d’appareils connectés pilotés par des logiciels intelligents en fonction des signaux, notamment de prix. Ils peuvent opérer des échanges d’énergie au sein d’une même boucle locale ou « microgrid », grâce à des systèmes d’information dédiés[3].

Ce scénario n’est véritablement envisageable que si le stockage intersaisonnier de l’électricité se développe de manière massive et à bas coût. En effet, les pics de consommation en Europe se situent en hiver, alors que la production solaire a lieu en été et que la technologie des batteries électrochimiques ne permet pas d’assurer un stockage de plusieurs mois (graphique ci-dessous)[4].

Ce modèle mise donc sur la survenue d’un nouveau progrès technique. Dans l’état actuel des technologies numériques et de stockage, il n’offre pas de garantie d’approvisionnement aux utilisateurs. Il sera facilité par une moindre consommation d’électricité et requiert des changements de comportement de grande ampleur. En outre, il est par nature moins égalitaire.

À terme, si l’ensemble des technologies deviennent disponibles à un coût raisonnable, ce modèle peut s’avérer efficace et correspondre à la demande sociale. La transition pour y parvenir n’en est pas moins délicate. La logique voudrait que les investissements soient majoritairement portés par les collectivités locales, en tant que futures gestionnaires et responsables de la sécurité d’approvisionnement sur leur territoire. Dans cette option, l’État joue un rôle d’arbitre et de régulateur de l’activité des gestionnaires de microgrids, en fixant et en faisant respecter des normes techniques opératoires communes.

Option 3 – Un système intermédiaire où des boucles locales se développent dans des niches plus ou moins importantes

Ce modèle mixte combine décentralisation et assurance par le réseau, en permettant à des citoyens de se regrouper au sein de microgrids de taille diverse raccordées au réseau centralisé. Ils le font sur une base volontaire ou parce que la régulation, tarifaire ou via des aides directes, permet de déployer des solutions technologiques proches de la maturité technico-économique. Dans ces zones, les consommateurs ont intérêt en permanence à faire des arbitrages entre un approvisionnement local ou sur le réseau centralisé qu’ils utilisent en cas de production locale insuffisante ou excédentaire. Ils peuvent choisir la qualité de leur courant – tenue de la tension et de la fréquence, nombre et durée des coupures – en s’équipant de technologies de stockage ou en contractant avec le réseau qui revêt pour eux un rôle assurantiel. Des échanges de production peuvent s’opérer entre microgrids, mais les transferts physiques sont techniquement gérés par le réseau centralisé qui doit conserver une bonne vue globale du système pour éviter les congestions et assurer l’équilibre général entre l’offre et la demande.

Dans cette troisième option, les investissements sont portés à la fois par les systèmes locaux et par le système centralisé, dont la capacité devra être surdimensionnée compte tenu du caractère intermittent des EnR et de la perte de foisonnement[5]. Outre-Rhin, un système de réserves stratégiques a été instauré pour maintenir en service les centrales thermiques non rentables afin d’assurer l’équilibre du système : entre 2008 et 2016, seuls 12 GW d’installations de production centralisée, dont 9,5 GW nucléaires, ont été arrêtés alors que près de 80 GW ont été mis en service[6], très majoritairement d’éolien et de solaire photovoltaïque.

Ce modèle offre l’avantage de mieux répondre à la demande sociale tout en continuant d’assurer la sécurité d’approvisionnement. En revanche, il présente l’inconvénient de doublonner le réseau traditionnel et les boucles locales, donc de nécessiter des investissements très lourds dont les utilisateurs ne sont peut-être pas prêts à payer le prix. Les montants en jeu se chiffrent en centaines de milliards d’euros. La communauté européenne évoque le montant de 1 000 milliards à investir dans les énergies renouvelables entre 2015 et 2030 pour tenir les objectifs fixés par les directives. L’Allemagne à elle seule a déjà engagé quelque 500 milliards d’euros pour sa transition énergétique, soit le quart de la dette française (en faisant supporter ces coûts par le tarif de l’électricité sur une durée de vingt ans).

En outre, conserver l’égalité de traitement entre tous les consommateurs suppose la mise en place d’une tarification adaptée, qui donne moins de poids au kWh consommé et davantage à la puissance mise à disposition par le réseau (les coûts d’un système électrique étant composés quasi essentiellement de parts fixes). Il s’agit de prévenir ainsi l’apparition de « passagers clandestins », qui utiliseraient peu le système centralisé dont tout le monde profite, reportant de facto son coût sur ceux qui ne peuvent s’en échapper. Pour ne susciter au niveau local que des solutions pertinentes économiquement, il est donc impératif que les tarifs reflètent bien les coûts.

2. Les Allemands visent en théorie la gestion décentralisée (soit notre option 2), mais ils sont obligés d’en passer d’abord par un renforcement de leur réseau tout en conservant leurs grandes installations thermiques afin de ne pas compromettre leur sécurité d’approvisionnement. Le chiffre de 40 milliards d’euros avancé lors du lancement de l’Energiewende doit être revu nettement à la hausse depuis que la décision a été prise fin 2014 de procéder à l’enfouissement des lignes électriques.

3. Ces échanges décentralisés d’énergie entre particuliers pourraient par exemple s’appuyer sur la technologie prometteuse du « blockchain ». Voir PwC (2016), Blockchain: Chance für Energieverbraucher?, étude, juillet.

4. Dans le cas allemand, et dans l’état actuel de la technologie, pour réaliser un tel stockage, il faudrait multiplier par 200 le nombre de stations de stockage hydraulique du pays, ce qui représenterait des centaines de milliards d’euros d’investissements. Voir Hans-Werner Sinn (2016), « Buffering volatility: A study on the limits of Germany’s energy revolution », NBER Working Paper, n° 22467, juillet.

5. En raison du foisonnement de consommation dû à des habitudes de consommation différentes, la puissance maximale appelée par un groupe de consommateurs est très inférieure à la somme des puissances maximales appelées par chacun au cours de l’année. Dans ce schéma où une partie de la demande est d’abord captée par une production très localisée, cet effet de foisonnement diminue au niveau agrégé.

6. Source : AGEE, BMWi, Bundesnetzagentur.

Conclusion

Le monde nouveau qui se dessine en matière énergétique dépendra à la fois de ce que la technologie permettra de faire avec une rentabilité économique suffisante, de la capacité de financement des différents acteurs, de leur propension à payer et de l’acceptabilité sociale des solutions mises en place. Les technologies numériques seront vraisemblablement celles qui atteindront les premières la maturité suffisante pour pénétrer le secteur électrique, en introduisant de nouvelles façons de réguler les besoins et la production à un niveau fin. Dans ce paysage en pleine évolution, le risque à éviter est de voir le contribuable financer via des subventions ou des investissements publics l’équipement d’une entité locale qui se transformerait en producteur d’électricité non compétitif, tout en faisant supporter les coûts du maintien de la sécurité d’approvisionnement au reste de la collectivité.

Auteur : Étienne Beeker