Deux options diamétralement opposées bornent le futur : un réseau qui demeure centralisé ou un réseau totalement décentralisé. Une troisième option, intermédiaire, pourrait s’imposer en France dans la prochaine décennie. Certes plus confortable, elle pourrait se révéler plus coûteuse socialement – même s’il est très difficile d’évaluer ces coûts, tant les technologies en jeu évoluent vite. Dans tous les cas, les pouvoirs publics se devront d’investir, de favoriser l’innovation, d’arbitrer en matière de normes techniques et de contrôler le secteur en recourant par exemple aux instruments tarifaires.
Option 1 – Un système qui continue de reposer sur des moyens de production et un réseau centralisés
Cette première option correspond à la situation actuelle du système électrique français, qui garantit la continuité de service pour tous et l’égalité de traitement des consommateurs via une péréquation tarifaire. En l’absence de solutions de stockage décentralisé technologiquement mûres, les réseaux de transport et de distribution restent indispensables si l’on veut absorber et répartir au mieux l’énergie produite par les EnR intermittentes et non contrôlables (éolien, marémoteur, solaire).
Pour intégrer la part croissante de ces énergies renouvelables dans le système électrique, il convient de définir leur rythme de développement ainsi que leur localisation optimale. De nombreux facteurs entrent en jeu : maturité économique des EnR, obsolescence des moyens de production qu’elles sont destinées à remplacer, flexibilité des autres installations de production (les centrales hydrauliques, par exemple), localisation des gisements de vent ou de soleil ainsi que des centres de consommation, coûts et acceptabilité de la construction de nouvelles lignes, etc.
La montée en puissance des EnR intermittentes rend en effet nécessaire un renforcement des réseaux de transport. Devenue plus complexe, la gestion de ces réseaux suppose leur modernisation à l’aide des technologies numériques, en mobilisant big data et intelligence artificielle. Les Allemands prévoient ainsi de consacrer en dix ans plus de 40 milliards d’euros à l’extension de leur réseau[2]. En France, les sommes qu’ENEDIS – ex-ERDF, filiale d’EDF qui assure 95 % de la distribution d’électricité – devrait affecter avant 2030 à l’intégration des EnR et au déploiement des « smart grids » pourraient aller jusqu’à 30 milliards. Quant à RTE, la filiale d’EDF chargée du transport de l’électricité à haute tension, elle prévoit de dépenser 3 milliards sur les quinze prochaines années pour une meilleure conduite des réseaux via le déploiement de capteurs numériques et de postes « intelligents ».
Dans l’état actuel de la technologie, la poursuite d’un modèle centralisé de ce type intégrant une part croissante d’énergies renouvelables suppose de continuer à faire appel à l’énergie nucléaire, voire à des centrales thermiques couplées avec la captation et le stockage du carbone (CCS), si cette technologie accédait à une certaine rentabilité. Elles seules sont à même de garantir la continuité de la fourniture de service pour tous, tout en respectant la contrainte internationale sur la réduction des émissions de CO2. Cette voie n’empêcherait pas de développer en parallèle de grands sites de production d’électricité renouvelable – champs photovoltaïques, éoliennes off-shore, etc. – afin de profiter d’une baisse des prix due aux économies d’échelle.
Option 2 – Un système où la production électrique est totalement décentralisée
Cette deuxième option repose sur la maîtrise locale généralisée des choix énergétiques, avec des systèmes quasi autonomes régis par des villes, des quartiers ou des associations de citoyens via des boucles locales. Ce modèle implique la fermeture de la plupart des installations centralisées, en particulier les centrales thermiques nucléaires, au charbon, voire au gaz, et des investissements massifs dans des moyens de production renouvelables de petite taille, en misant sur d’importantes économies de série et de réseau à l’échelle locale. Il conduit à instaurer une nouvelle solidarité entre les métropoles et le territoire qui les entoure, qui deviendra leur producteur d’énergie.
Dans ce schéma, le réseau national a pour seule fonction de relier les boucles locales entre elles pour mutualiser en partie certains services de flexibilité, comme la gestion intelligente du stockage ou la gestion dynamique de l’offre et de la demande. Il est donc appelé à jouer un rôle accessoire, semblable à celui des interconnexions européennes avant que ne se développe la « plaque électrique continentale » (c’est-à-dire le renforcement du réseau et la mise en place d’un marché de l’électricité et de réserves communes).
Les variations de production étant continuelles et parfois imprévisibles, les consommateurs doivent se mettre en mesure d’adapter leur consommation. Il leur faut s’équiper d’appareils connectés pilotés par des logiciels intelligents en fonction des signaux, notamment de prix. Ils peuvent opérer des échanges d’énergie au sein d’une même boucle locale ou « microgrid », grâce à des systèmes d’information dédiés[3].
Ce scénario n’est véritablement envisageable que si le stockage intersaisonnier de l’électricité se développe de manière massive et à bas coût. En effet, les pics de consommation en Europe se situent en hiver, alors que la production solaire a lieu en été et que la technologie des batteries électrochimiques ne permet pas d’assurer un stockage de plusieurs mois (graphique ci-dessous)[4].
Ce modèle mise donc sur la survenue d’un nouveau progrès technique. Dans l’état actuel des technologies numériques et de stockage, il n’offre pas de garantie d’approvisionnement aux utilisateurs. Il sera facilité par une moindre consommation d’électricité et requiert des changements de comportement de grande ampleur. En outre, il est par nature moins égalitaire.
À terme, si l’ensemble des technologies deviennent disponibles à un coût raisonnable, ce modèle peut s’avérer efficace et correspondre à la demande sociale. La transition pour y parvenir n’en est pas moins délicate. La logique voudrait que les investissements soient majoritairement portés par les collectivités locales, en tant que futures gestionnaires et responsables de la sécurité d’approvisionnement sur leur territoire. Dans cette option, l’État joue un rôle d’arbitre et de régulateur de l’activité des gestionnaires de microgrids, en fixant et en faisant respecter des normes techniques opératoires communes.
Option 3 – Un système intermédiaire où des boucles locales se développent dans des niches plus ou moins importantes
Ce modèle mixte combine décentralisation et assurance par le réseau, en permettant à des citoyens de se regrouper au sein de microgrids de taille diverse raccordées au réseau centralisé. Ils le font sur une base volontaire ou parce que la régulation, tarifaire ou via des aides directes, permet de déployer des solutions technologiques proches de la maturité technico-économique. Dans ces zones, les consommateurs ont intérêt en permanence à faire des arbitrages entre un approvisionnement local ou sur le réseau centralisé qu’ils utilisent en cas de production locale insuffisante ou excédentaire. Ils peuvent choisir la qualité de leur courant – tenue de la tension et de la fréquence, nombre et durée des coupures – en s’équipant de technologies de stockage ou en contractant avec le réseau qui revêt pour eux un rôle assurantiel. Des échanges de production peuvent s’opérer entre microgrids, mais les transferts physiques sont techniquement gérés par le réseau centralisé qui doit conserver une bonne vue globale du système pour éviter les congestions et assurer l’équilibre général entre l’offre et la demande.
Dans cette troisième option, les investissements sont portés à la fois par les systèmes locaux et par le système centralisé, dont la capacité devra être surdimensionnée compte tenu du caractère intermittent des EnR et de la perte de foisonnement[5]. Outre-Rhin, un système de réserves stratégiques a été instauré pour maintenir en service les centrales thermiques non rentables afin d’assurer l’équilibre du système : entre 2008 et 2016, seuls 12 GW d’installations de production centralisée, dont 9,5 GW nucléaires, ont été arrêtés alors que près de 80 GW ont été mis en service[6], très majoritairement d’éolien et de solaire photovoltaïque.
Ce modèle offre l’avantage de mieux répondre à la demande sociale tout en continuant d’assurer la sécurité d’approvisionnement. En revanche, il présente l’inconvénient de doublonner le réseau traditionnel et les boucles locales, donc de nécessiter des investissements très lourds dont les utilisateurs ne sont peut-être pas prêts à payer le prix. Les montants en jeu se chiffrent en centaines de milliards d’euros. La communauté européenne évoque le montant de 1 000 milliards à investir dans les énergies renouvelables entre 2015 et 2030 pour tenir les objectifs fixés par les directives. L’Allemagne à elle seule a déjà engagé quelque 500 milliards d’euros pour sa transition énergétique, soit le quart de la dette française (en faisant supporter ces coûts par le tarif de l’électricité sur une durée de vingt ans).
En outre, conserver l’égalité de traitement entre tous les consommateurs suppose la mise en place d’une tarification adaptée, qui donne moins de poids au kWh consommé et davantage à la puissance mise à disposition par le réseau (les coûts d’un système électrique étant composés quasi essentiellement de parts fixes). Il s’agit de prévenir ainsi l’apparition de « passagers clandestins », qui utiliseraient peu le système centralisé dont tout le monde profite, reportant de facto son coût sur ceux qui ne peuvent s’en échapper. Pour ne susciter au niveau local que des solutions pertinentes économiquement, il est donc impératif que les tarifs reflètent bien les coûts.