Dans une société où la capacité productive repose de plus en plus sur l’apprentissage et le savoir, ne pas maîtriser le socle de compétences de base expose à un risque élevé de chômage, de pauvreté et d’exclusion sociale[1]. Mais face à un environnement de travail en constante mutation[2], la maîtrise de ce socle, bien qu’indispensable, ne suffit pas. Il est donc légitime que les pouvoirs publics, nationaux comme internationaux[3], mettent aujourd’hui l’accent sur la nécessité de garantir à chacun la possibilité de développer ses compétences et connaissances tout au long de la vie.
Si l’enjeu est d’abord celui des parcours individuels, il est aussi celui de la performance de l’économie dans son ensemble. Garantir l’accès de chacun aux compétences de base, élever le niveau moyen de qualification et développer des compétences spécifiques favorables à l’innovation ne peut qu’en favoriser la compétitivité hors coût. Or, sur ce plan, le positionnement de la France n’est guère satisfaisant[4] malgré les ambitions affichées depuis quinze ans[5].
Faut-il voir dans ce constat un échec des dispositifs de formation ou un dysfonctionnement plus structurel de notre modèle d’acquisition des compétences et d’appariement avec les besoins des entreprises ? Pour répondre à cette question, trois paramètres sont à prendre en compte : la maîtrise des compétences de base, l’insertion sur le marché du travail et la capacité des entreprises à mettre en place une démarche de développement des compétences.
Une hausse du niveau moyen de qualification qui masque un retard sur les compétences de base
Depuis trente ans, avec le renouvellement des générations actives, le niveau moyen de qualification en France s’est nettement accru. En 1982, 56 % de la population active était sans diplôme, contre 20 % en 2013[6].
Néanmoins, encore près de 100 000 jeunes sont sortis en 2016 du système de formation initiale sans qualification et 10 % des 16-29 ans ne maîtrisent pas les compétences de base. Par ailleurs, d’après l’enquête PIAAC, presque un tiers des adultes français (16-65 ans), soit 5 points de plus que la moyenne de l’OCDE, disposent de faibles compétences de base (informations écrites et/ou chiffrées) (voir graphique en page 1)[7].
Des difficultés d’insertion dans l’emploi malgré un effort de professionnalisation des formations
Face à la montée endémique du chômage, l’Éducation nationale et les partenaires sociaux cherchent depuis plusieurs décennies à renforcer la place de la professionnalisation dans l’éventail des formations proposées.
Au niveau de la formation initiale, qui est en France de la responsabilité de l’État, 30 % des élèves scolarisés au lycée le sont dans des filières professionnelles[8]. Des efforts ont aussi été entrepris pour intégrer l’apprentissage ou les stages professionnels à tous les niveaux d’études. Le nombre d’apprentis – en forte augmentation entre 2003 et 2007, tiré par l’apprentissage dans le supérieur – plafonne néanmoins depuis quelques années autour de 400 000.
Du côté de la formation continue, dont les partenaires sociaux sont des acteurs centraux, l’offre au niveau des branches professionnelles s’est enrichie avec la multiplication des certificats de qualification professionnelle (CQP) ou interprofessionnelle (CQPI), permettant la reconnaissance de compétences attachées à un type d’activité donné[9].
Pourtant, malgré ces efforts pour adapter la formation initiale et continue aux besoins des entreprises, la situation du marché du travail demeure insatisfaisante[10] : l’insertion dans l’emploi des jeunes et des chômeurs reste problématique, surtout pour les moins qualifiés, et nombre d’entreprises éprouvent des difficultés à trouver les compétences dont elles ont besoin.
Une démarche centrée sur les compétences qui peine à se traduire dans la pratique
L’importance de la mise en place d’une démarche centrée sur les compétences fait consensus depuis les années 1990. Omniprésente dans les discours portant sur les politiques de formation et de gestion de la main-d’œuvre par les entreprises, la notion peine toutefois à se traduire de façon concrète, peut-être parce qu’elle recouvre en réalité des attentes et des conceptions variables selon les acteurs qui la mobilisent. Du point de vue de ceux qui pensent et conçoivent l’acquisition des compétences, celles-ci sont catégorisées entre compétences génériques, disciplinaires et professionnelles (voir encadré 1).
Encadré 1 : Principaux registres de compétences en formation initiale et continue les compétences génériques sont celles qui sont mobilisables dans un vaste champ d’activités professionnelles ou sociales ; elles comprennent les compétences de base ou « socle » (maîtrise de l’écriture, de la lecture et du calcul), mais recouvrent également des aptitudes relationnelles ou sociales ; les compétences disciplinaires relèvent de connaissances générales ou propres à un champ d’activité (telle la biologie pour la médecine) et ne sont pas directement opérationnelles ; les compétences spécifiques ou professionnelles relèvent de la capacité effective à exercer un métier et de l’adaptation à un poste de travail (technique chirurgicale particulière en médecine par exemple).
La logique de compétences transparaît nettement au travers de la volonté de structurer les enseignements et les formations de façon modulaire (voir encadré 2). Elle est néanmoins encore loin d’être généralisée et pleinement intégrée dans toutes les pratiques de formation.
Encadré 2 : Une approche par les compétences qui se développe dans le système de formation Depuis 2005, le ministère de l’Éducation nationale a modifié les enseignements dans le primaire en élaborant un socle commun de connaissances, de compétences et de culture[14], et entrepris de rénover certains diplômes du secondaire et de l’enseignement supérieur en adoptant une approche par les compétences. Les référentiels de compétences des Licences se divisent par exemple en trois grands domaines : les compétences disciplinaires, attachées à chaque type de Licence ; les compétences génériques, communes à toutes les Licences, subdivisées en compétences préprofessionnelles, compétences transversales (par exemple savoir analyser et synthétiser des données) et compétences linguistiques. L’ensemble des diplômes de l’enseignement supérieur (Masters, Doctorats) doit être rénové suivant cette même logique, en ayant le souci de rendre plus lisibles les compétences acquises, pour les étudiants et les employeurs. Par ailleurs, la loi du 5 mars 2014 relative à la formation introduit la notion de « blocs de compétences » dans les certifications. Cette notion structure désormais l’accès aux formations éligibles au Compte personnel de formation (CPF).
Du point de vue des entreprises, la compétence renvoie davantage aux aptitudes techniques et comportementales des individus à occuper effectivement un emploi qu’à la définition formelle d’un métier type, telle qu’elle existe dans une classification de branche d’activité. Instaurer un modèle de gestion de la main-d’œuvre fondé sur la compétence suppose que l’entreprise joue un rôle central dans la définition, l’évaluation et la reconnaissance de ces aptitudes, et qu’elle articule l’évaluation en continu de sa main-d’œuvre avec une politique interne de formation. Or, en pratique, seule une petite partie des entreprises paraît capable de mettre en œuvre une telle démarche[11] et la gestion des compétences dans les transitions professionnelles est insuffisamment développée.
La difficulté pour les employeurs à préciser leurs besoins de compétences professionnelles les conduit souvent à exprimer ceux-ci en termes génériques : motivation, autonomie, capacité d’initiative…[12] Mais comme ces compétences sont difficilement objectivables, ils s’appuient alors sur d’autres critères supposés les capter de façon indirecte[13] : diplôme, traits de personnalité, caractéristiques sociodémographiques… Cette pratique expose dès lors une partie de la population à un risque de chômage élevé, voire à des discriminations.
Du côté des politiques publiques et des partenaires sociaux, de nombreuses lois ou accords nationaux visent, depuis le début des années 2000, à faire évoluer le système de formation vers une logique de compétences. La loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle a ainsi instauré un droit à la formation attaché à l’individu et la modularisation des formations. Elle a également créé des instances de coordination au niveau national et régional (COPANEF/COPAREF, CNEFOP/CREFOP notamment), mais sans clarifier, d’un point de vue opérationnel, les rôles respectifs de l’entreprise, de la branche et des pouvoirs publics dans la définition des besoins de compétences, et sans développer des politiques adaptées pour en permettre la reconnaissance.
Au final, malgré cette série d’initiatives récentes, le système de formation évolue trop lentement : les entreprises n’intègrent pas pleinement leur rôle de lieu central d’acquisition des compétences, les individus mobilisent peu les droits créés, et les branches professionnelles et l’État gardent de fait une place prépondérante dans la définition des besoins de formation, ce qui a pour effet de maintenir le diplôme initial comme élément déterminant de la qualification des individus et de leur insertion professionnelle. Pourtant, ce modèle dit « de la qualification[15] » est de plus en plus fragilisé par la rapidité des changements technologiques et de diffusion du numérique[16].
Élaborer une stratégie de compétences suppose de clarifier et de redéfinir le rôle des acteurs
Les difficultés inhérentes au système français de formation tiennent en fait bien moins à l’insuffisance des offres de formation qu’à la structuration globale d’un système où les objectifs, les rôles et les responsabilités ne sont pas suffisamment identifiés par les différentes parties prenantes : pouvoirs publics (Éducation nationale, Pôle Emploi et régions), partenaires sociaux, entreprises et individus.
L’enjeu est donc de clarifier, voire de redéfinir les niveaux d’intervention et la responsabilité de chacun de ces acteurs, tant au regard des différents types de compétences envisagés que des publics ciblés[17]. À cette aune, deux options se dessinent qui, l’une comme l’autre, visent à résorber le déficit de compétences de base de la population et à concevoir les processus de formation comme un moyen de maintenir l’employabilité des individus tout au long de leur vie.