Si l’on considère que les mutations à l’œuvre sur le marché du travail, pour significatives qu’elles soient, ne conduiront à modifier fondamentalement ni la répartition[2] au sein de la population active, entre salariés et travailleurs indépendants, ni la nature du statut de travailleur salarié vis-à-vis de son employeur, on peut continuer de s’appuyer sur le cadre existant et l’adapter pour couvrir des formes d’emploi nouvelles, plus autonomes, mais aussi plus précaires et intermittentes.
En effet, désir d’autonomie des travailleurs, volonté des employeurs d’abaisser leurs coûts salariaux et facilité accrue via les plateformes d’accéder à des compléments de revenu peuvent concourir au développement de situations hybrides : combinaison d’un statut d’indépendant et d’une dépendance économique vis-à-vis d’un seul ou d’un nombre très limité d’employeurs ; forte autonomie de certains salariés qui les rapprochera des conditions d’exercice des indépendants (ni lieu, ni temps de travail fixes) ; rémunération par objectifs ; polyactivité (salarié/non salarié ou plusieurs formes d’indépendance statutaire) avec pour conséquence la complexité résultant de l’affiliation à des régimes sociaux caractérisés par des droits et devoirs différents ; changements de statut occasionnant des ruptures de droit.
Dans le cadre de la législation existante, ces situations risquent de déboucher sur des niveaux de protection inégaux entre travailleurs. Circonscrire ce risque suppose de faire évoluer la législation du travail comme les mécanismes d’assurance et d’assistance sociale.
Étendre le champ du salariat
En cas de contournement des règles du code du travail et de « faux » travail indépendant, le juge peut requalifier une relation de travail en contrat de travail salarié s’il estime que le travailleur sous statut indépendant est en fait soumis à un lien de subordination à son donneur d’ordre (qui fixe les tarifs de la prestation, les horaires de travail, applique un système de notation et sanction, voire détermine la « marque » sous laquelle le « non-salarié » se présente au client final). En faisant jurisprudence, ces décisions conduisent généralement à clarifier progressivement les situations incertaines.
Pour les situations juridiquement ambiguës, le législateur peut également intervenir. La loi a déjà par le passé intégré au salariat des formes de travail spécifiques (notamment travailleur à domicile, portage salarial, coopérative d’activité et d’emploi). Cette intégration au code du travail a sécurisé juridiquement ces statuts, leur faisant profiter de certaines protections. Certains statuts ont été assimilés au salariat pour bénéficier de l’ensemble de ses protections, pour d’autres seules certaines dispositions vont s’appliquer (notamment accès à l’Assurance chômage). À condition de pouvoir définir précisément des situations de travail nouvelles, spécifiques et délimitées, cette extension du champ du salariat, avec les protections qui lui sont liées, peut se poursuivre. Mais elle n’empêche pas les risques de contournement (par exemple dans le cas de salariés licenciés qui retravaillent ensuite ponctuellement pour la même entreprise, en portage salarial, dans une situation plus précaire pour eux – puisqu’ils doivent trouver eux-mêmes leurs clients – mais moins coûteuse pour l’entreprise).
Adapter les protections du salariat
Les conditions d’exercice du salariat vont évoluer, avec une place grandissante laissée pour certains salariés à l’autonomie, facilitée notamment par le numérique qui autorise le travail à distance. Ceci soulève des questions sur l’application des règles relatives à la détermination du lieu de travail (pour la protection de la santé au travail) et au décompte du temps de travail. Celles-ci ont déjà évolué, notamment avec le développement du forfait jour, mais de nouvelles règles pourraient être développées pour protéger la santé des salariés et affiner la distinction entre vie privée et vie professionnelle. La loi Travail du 8 août 2016[3] pose des jalons en ce sens (contrôle de la charge de travail, droit à la déconnection) qui devront être confortés par la négociation collective.
Développer les protections accordées aux indépendants
Se pose aussi la question de la protection des travailleurs indépendants, effectivement indépendants de leurs donneurs d’ordre.
Du fait de leurs régimes spéciaux et de la spécificité de leur statut, les non-salariés sont, en effet, peu ou mal couverts en matière d’accident du travail et de maladie professionnelle (sauf pour les agriculteurs), de perte de revenu (pas d’indemnisation chômage, nombre important de jours de carence pour bénéficier d’indemnités journalières maladie), d’indemnisation des congés maternité et de complémentaire santé et prévoyance – voire de couverture retraite. Cette situation résulte d’un choix historique des professions indépendantes en matière de protection sociale, car la détention d’un capital, notamment professionnel, et sa transmission étaient supposées leur permettre de faire face à « l’incertitude et aux fluctuations de leurs revenus d’activité au cours de leur vie professionnelle, mais aussi de s’assurer un niveau de vie plus important au moment de la retraite »[4].
Or les profils des travailleurs indépendants se sont diversifiés : ils sont moins nombreux à disposer d’un capital financier ou d’un patrimoine, certains éprouvent plus de difficultés à le vendre ou sont dans une situation financière très précaire. Le taux de pauvreté des indépendants est ainsi trois fois supérieur à celui des salariés. Certes, une partie d’entre eux cumule l’exercice d’une profession indépendante avec une activité salariée (en particulier, 33 % des auto-entrepreneurs sont polyactifs[5]) qui peut leur donner accès à la protection sociale du salarié, mais cette protection reste parfois d’un niveau faible.
Pour ces travailleurs indépendants, dont le statut n’a pas vocation à être requalifié, on peut imaginer développer des protections supplémentaires par le biais d’une forme de mutualisation. La loi Travail (art. 60) prévoit ainsi que certaines plateformes numériques[6] prennent en charge la cotisation à une assurance volontaire pour la couverture d’accidents du travail. Ce type de mesure pourrait être étendu à d’autres catégories de travailleurs et à l’indemnisation chômage ou à la protection sociale complémentaire en santé et prévoyance, à travers par exemple une adhésion à des contrats d’assurance privés existants[7]. Toutefois, les contrats privés couvrant l’indemnisation chômage reposent sur des critères (tels que la cessation d’un contrat commercial, la liquidation de l’activité) qui conviennent davantage aux dirigeants de société qu’aux free lancers ou aux travailleurs collaboratifs (plus affectés par une moindre participation horaire, une évolution de la tarification). De plus, ces assurances privées n’étant pas obligatoires, elles ne mutualisent pas les risques.
Se pose aussi la question de l’accès aux représentations collectives pour tous les travailleurs. Rien n’interdit aujourd’hui aux travailleurs indépendants d’être défendus par des organisations collectives, mais les nouvelles formes de travail indépendant (auto-entrepreneurs, crowdworkers[8]) nécessitent d’inventer des modalités d’action et de représentation. À l’étranger, des expériences existent qui permettent aux travailleurs à la demande de peser sur la rémunération et les conditions de leur travail auprès des entreprises qui ont recours à leurs services, ou auprès des plateformes auxquelles ils adhèrent pour accéder à des clients[9].
Par ailleurs, nombre de tiers (plateformes marchandes ou non marchandes, coopératives d’activités et d’emploi, groupements d’employeurs, voire espaces de coworking) aspirent ou jouent déjà un rôle d’intermédiaire qui assure certaines protections. Mais ces initiatives et les droits associés sont encore marginaux et hétérogènes, et ils mériteraient d’être développés.
Sécuriser les transitions des actifs d’un statut à l’autre
Enfin, indépendamment de la protection respective des statuts de salariés et de travailleurs indépendants, les transitions entre différents emplois ou différents statuts dans l’emploi doivent être mieux assurées. Certains droits attachés au statut de salarié peuvent dépendre de l’ancienneté dans l’emploi (congés, accès à la formation, allocation chômage) et être fragilisés en cas de transition. La protection sociale prend déjà en compte certains aléas de carrières et des parcours diversifiés (validation de trimestre pour la retraite en cas de chômage ou de congé maternité, protection universelle maladie, maintien de droits à chômage non consommés en cas de reprise d’emploi, etc.) mais des progrès restent à faire. Le Compte personnel d’activité (CPA) vise précisément à sécuriser les parcours professionnels en attachant les droits des travailleurs à la personne et non à leur emploi ou leur statut. La première étape de sa mise en œuvre regroupera le compte personnel de formation, le compte personnel de prévention de la pénibilité et le compte d’engagement citoyen. Dans une logique de sécurisation des parcours, le CPA pourrait être étendu à d’autres droits (par exemple droits à congés), avec une part de fongibilité entre ces droits[10]. Il faudra pour cela résoudre la question du financement des droits transférés d’un statut d’emploi à un autre.