En 2014, plus de 40 % de la population mondiale avait accès à internet[2]. Demain, des initiatives originales (drones, ballons, satellites) pourraient permettre de connecter l’ensemble de la population mondiale. Nous pouvons d’ores et déjà suivre les cours d’universités du monde entier, organiser des révolutions sur les réseaux sociaux, faciliter l’accès des secours dans des zones sinistrées grâce à une cartographie mise à jour en temps réel[3]. La révolution numérique est encore loin d’avoir montré toutes ses facettes: des transformations profondes de certaines de nos organisations économiques et sociales sont à venir.
Des structures de production plus fluides et éclatées
Les tendances actuelles laissent entrevoir des modifications des structures de production, favorisées par les technologies numériques.
D’une part, la baisse des coûts de transaction et de coordination permet de traiter une masse croissante d’informations, ce qui conduit notamment à mieux répondre aux besoins des individus par une personnalisation des offres et services, qui devrait s’étendre demain à l’industrie.
Le développement de l’industrie du futur repose, ainsi, sur le principe d’une industrie intelligente. Outre la modernisation de l’outil de production, il s’agit d’accompagner les entreprises dans la transformation de leurs modèles d’affaires, de leurs organisations, de leurs modes de conception et de commercialisation, dans un monde où les outils numériques font tomber la cloison entre industrie et services[4]. L’équivalent allemand, l’Industrie 4.0, qui tire son nom de la quatrième révolution industrielle, doit répondre « au besoin d’individualisation croissante des produits et à la peur de voir des géants de l’internet capter l’exclusivité de la relation avec le client et monopoliser l’accès à ses données d’usage [5]».
D’autre part, la capacité à instaurer de la confiance à l’échelle d’une communauté, au-delà d’organisations structurées telles que les entreprises, ouvre la perspective du travail collaboratif en dehors du cadre classique de production. Cette confiance provient de différents mécanismes mis en place par les entreprises ou les communautés en ligne, tels la notation par les pairs qui forge une e-réputation des participants, le suivi en direct des actions de chacun, etc.
Avec l’interconnexion d’une multitude d’acteurs, la confiance favorise la multiplication des échanges, en particulier de pair à pair, permettant la création collaborative de biens communs tels que Wikipédia ou OpenStreetMap, grâce à des contributions volontaires sans contrepartie monétaire. Ces biens sont ainsi hors du cycle économique « classique » mais dégagent de nombreuses externalités positives, en particulier en termes de diffusion de la connaissance.
Enfin, la transition écologique devrait largement exploiter les technologies numériques, que ce soit en favorisant les dynamiques d’économie collaborative et d’économie circulaire ou en assurant la sobriété énergétique, grâce au développement des réseaux électriques intelligents.
La production elle-même peut être modifiée par l’extension de l’impression 3D, qui permet une réalisation sur mesure. La valeur se déplace de l’usine à la modélisation numérique. Les structures de production aujourd’hui éclatées au niveau mondial pourraient donc être davantage localisées à proximité des consommateurs.
Ainsi, les entreprises pourraient transformer leur organisation et faire davantage appel à des compétences extérieures intégrées aux processus de production, conduisant à une entreprise étendue, associée à des écosystèmes locaux. Le lien entre les entreprises et les compétences extérieures pourra se faire :
- sous une forme assez classique de sous-traitance, dans un cadre très normé, par exemple via les plateformes en ligne de petits boulots (jobbing) telles que Amazon Mechanical Turk ou FouleFactory, où de nombreuses tâches sont proposées (traduction, identification d’image, tri de données…) ; on parle de gig economy – économie de petits boulots ou à la tâche ;
- de manière plus disruptive avec des contreparties non monétaires, reposant davantage sur la contribution volontaire des utilisateurs, assimilable à un travail gratuit fourni par les internautes ou digital labor[6]. Le modèle d’affaires des entreprises numériques peut ainsi largement reposer sur les données fournies passivement par leurs utilisateurs – c’est le cas par exemple de Facebook ou Google qui proposent de la publicité ciblée – mais aussi sur les contributions volontaires de leur communauté, comme pour Amazon ou Booking qui tirent leur valeur ajoutée, sur la vente de livres ou de nuits d’hôtel, des commentaires laissés par leurs utilisateurs.
Ces nouvelles organisations, plus agiles, innovantes, répondant à de nouveaux standards de personnalisation, offrant des services et des biens pensés pour les usages (Design Thinking), entrent en concurrence avec les industries traditionnelles et les déstabilisent. Cette transformation s’inscrit dans le développement de l’internet des objets, qui étend la connexion au réseau à des machines ou des capteurs, dans l’espace public, l’espace privé ou l’usine. L’accent mis sur les services, en particulier numériques, au détriment de la production de biens matériels représente une transition forte, notamment pour l’industrie. Ainsi, dans l’automobile, le numérique représente d’ores et déjà 35 % de la valeur des véhicules haut de gamme qui intègrent une part croissante d’électronique ; il devrait atteindre 50 % de leur valeur en 2020[7].
Les fractures importantes qu’ont provoquées Uber ou Airbnb dans leur secteur pourraient se reproduire dans d’autres où des rigidités actuelles, notamment réglementaires, freinent les innovations, comme les secteurs de la santé, de l’éducation, de la banque ou de l’assurance. Ces perspectives nous invitent à repenser notre modèle social fondé sur le salariat, qui cohabitera de plus en plus avec des nouvelles formes d’emploi, plus proches du statut d’indépendant.
Les transformations de l’intermédiation
Depuis le moteur de recherche jusqu’à la plateforme mettant en relation une offre de transport et un client, le numérique conduit au développement de nouveaux intermédiaires qui se placent au cœur des filières, à une échelle mondiale. L’arrivée des plateformes de cours en ligne ouverts et massifs (MOOC)[8], qui offrent de nouvelles perspectives au monde universitaire et entrent en concurrence avec la formation professionnelle traditionnelle, montre que les services et les prestations intellectuelles ne sont pas protégés de cette dynamique : cette transformation va continuer à exposer progressivement à la concurrence des secteurs jusqu’alors jugés à l’abri, comme la médecine ou le droit.
Aujourd’hui, l’intermédiation est souvent centralisée au sein de plateformes qui captent une partie significative de la valeur créée (vente de biens et services en ligne, taxi, hébergement…) (tableau 1). Qu’elles s’appellent Google, Uber ou Airbnb, elles constituent des figures emblématiques de la transformation numérique. Mais la forme que prendra l’intermédiation dans les années à venir reste incertaine. En effet, les développements technologiques pourraient favoriser l’essor de services fournis de façon plus décentralisée, de pair à pair, sans autorité centrale organisatrice, redonnant du pouvoir à la multitude d’internautes qui les utilise et les nourrit.
L’application La’Zooz se présente ainsi comme une solution décentralisée de covoiturage qui pourrait concurrencer Uber et Blablacar. Elle utilise des jetons attribués lors de la réalisation des différentes tâches nécessaires au fonctionnement de la communauté (transporter des personnes, diffuser l’application, noter les autres membres de la communauté, etc.), selon des règles incitant au bon développement du service (les premiers utilisateurs sont par exemple récompensés). Les décisions sur le fonctionnement de la plateforme sont prises par la communauté, avec un droit de vote dépendant de l’activité des membres. (voir encadré 1 sur le bouton +)
Les données et leur traitement, nouvel enjeu économique et social
Avec la prolifération des capteurs (objets connectés), les données et internet pénétreront de façon croissante l’espace public. Les réalités physique et virtuelle fusionneront dans la réalité augmentée. Les développements de l’intelligence artificielle et de la robotique étendront progressivement le champ des tâches qui pourront être automatisées. Par exemple, dans le domaine des mobilités, la voiture connaîtra une automatisation croissante qui aboutira, à l’horizon de la décennie, aux premiers véhicules autonomes, robots dotés de capacités de traitement et d’analyse internes et de communication, capables d’assurer toutes les fonctions de la conduite, éventuellement restreints à certaines zones (navettes urbaines par exemple)[9]. Au-delà de la production de tels véhicules, les enjeux industriels résident dans la conception des logiciels de pilotage, la mise en réseau et l’exploitation optimale des données (géolocalisation, images, informations de circulation) qu’ils généreront.
Aujourd’hui, les données numériques, à caractère souvent personnel, sont essentiellement collectées et exploitées par des entreprises. Leur contrôle est alors transféré à un gestionnaire qui laisse peu de maîtrise aux personnes sur l’usage qui en est fait. Demain, ces données pourraient revenir davantage entre les mains des internautes, du fait de leurs exigences plus fortes, de la réglementation et du développement de nouveaux services intégrant par construction le respect de la vie privée (privacy by design)[10].
L’appréhension des données comme levier d’action des particuliers permettrait à la fois d’instaurer des liens nouveaux avec les institutions publiques et de transformer le rôle de ces dernières. Grâce à des services personnalisés d’accès à l’information, les interactions entre les différentes composantes de notre société – personnes physiques, organisations et pouvoirs publics – seront plus simples et efficaces:
- le compte personnel d’activité[11] devrait à terme permettre aux actifs de gérer leurs droits sociaux liés à l’activité, que ce soit pour la construction de leur carrière (recherche d’emploi, acquisition de compétences) ou pour bénéficier d’un accompagnement spécifique, pour ceux qui en ont le plus besoin ;
- le Blue Button aux États-Unis ou le dossier médical partagé permettent une maîtrise par les patients de leurs données de santé, et donc un suivi partagé entre patients et praticiens – qui ne seraient plus les seuls à détenir les informations sur la santé de leurs patients. Le potentiel d’exploitation des données de santé est considérable pour améliorer, simplifier ou réduire les coûts de la médecine curative au profit d’une politique de prévention ainsi que d’un meilleur suivi des malades ;
- en matière d’éducation, des évolutions similaires pourraient être envisagées à partir des enregistrements numériques de l’activité dans le cadre scolaire, tendant à apporter des connaissances de manière plus autonome et adaptée à chacun, tout en favorisant les interactions avec les enseignants sur les points les plus difficiles, les échanges collaboratifs et le suivi des élèves en relation avec leur famille.
Par ailleurs, une démocratie numérique pourrait voir le jour[12]. Les citoyens se sont déjà saisis des outils numériques pour s’exprimer et se mobiliser, que ce soit par des pétitions en ligne ou via les réseaux sociaux. Les institutions publiques pourraient utiliser ces outils en faveur d’une démocratie plus participative, leur permettant de bénéficier, comme les entreprises privées, des contributions et initiatives de la multitude[13].
Ces perspectives ne pourront se réaliser que si des gages suffisants sont fournis aux citoyens quant à l’utilisation et à la sécurité des données ainsi collectées[14].
La montée en puissance des pays européens dans le numérique est une nécessité pour imposer un cadre adapté à la circulation et à l’exploitation des données, tout en prenant en compte les principes qui s’imposent, en France et en Europe, en matière de chiffrement des échanges, de cyber-espionnage ou de liberté d’expression.