Adapter le droit du travail et la protection sociale aux évolutions du travail et de l’emploi…
Pour ceux qui ne considèrent pas les évolutions à venir comme disruptives, la solution réside essentiellement dans une adaptation de la législation et des protections à des évolutions du travail et de l’emploi qui ne sont pas nouvelles.
Pour limiter la précarisation de l’emploi qui accroît l’intermittence des parcours, liée en particulier à la montée en puissance des contrats courts, les contributeurs au débat ne remettent pas en cause la diversité des formes d’emploi, perçue comme une condition de la réactivité des entreprises. Mais ils souhaitent mieux allier flexibilité des activités et sécurité pour les employés. Certains veulent allonger la durée légale du « CDD à objet défini » à cinq ans[1] quand d’autres souhaitent renforcer l’attractivité du CDI en instaurant un bonus-malus (sur les différentes contributions en fonction de la stabilité de l’emploi) et des périodes de suspension indemnisées du CDI[2]. D’autres encore proposent d’échanger la fin de la période d’essai contre davantage de flexibilité[3].
Sur la zone grise salarié/non salarié, certains prônent un statut intermédiaire de travailleurs indépendants économiquement dépendants auxquels s’appliqueraient certains pans du droit du travail[4]. D’autres s’y opposent, pour des raisons de complexité, d’effet de seuils et de déstabilisation des statuts existants, et préfèrent continuer à procéder par adaptation de la législation (par exemple, assimilation de certaines professions ou formes d’emploi au salariat, voire élargissement des critères du salariat, notamment à la dépendance économique ; aménagement du forfait jour autorisant le fractionnement des temps de repos sous réserve d’une charge de travail « raisonnable » ; assouplissement des règles du télétravail pour les travailleurs du savoir)[5].
Beaucoup valorisent également le rôle des tiers qu’ils soient à but lucratif ou non pour sécuriser les parcours. La relation triangulaire d’emploi à travers les groupements d’employeurs ou les CDI intérimaires pour des salariés à temps partiel ou en contrat à durée limitée, le portage salarial[6] ou les coopératives d’activités et d’emploi pour des travailleurs très autonomes est ainsi valorisée[7] et certains proposent également que les plateformes puissent jouer ce rôle de tiers dans l’accompagnement des non-salariés[8].
D’une manière générale, en termes de protection, il apparaît souhaitable de sortir d’une dichotomie entre travail salarié et travail indépendant, pour tenir compte de toutes les formes de travail autonome, salariées ou non. Cela ne signifie pas de porter au même niveau toutes les protections mais de les adapter à la diversité des formes d’emploi et de tenir compte des difficultés spécifiques qui se posent en matière de santé et de sécurité par exemple[9].
De ce point de vue, tous les participants au débat partagent le constat d’une plus grande instabilité de l’emploi et de l’intermittence des revenus ainsi que de la moindre protection des salariés précaires et des indépendants sans employés et sans patrimoine. Cette moindre protection concerne essentiellement les revenus de remplacement (chômage et retraite). Pour y remédier, les propositions vont de la création de fonds de sécurité pour les indépendants[10] à leur rattachement volontaire à l’assurance chômage[11] en passant par une réforme plus globale de l’assurance chômage permettant de mieux indemniser les salariés et non-salariés précaires[12]. Pour limiter l’impact des périodes d’inactivité ou de faible activité sur les retraites, les propositions vont d’une compensation plus forte des interruptions de carrière dans le calcul des pensions[13] à une contribution des plateformes et des donneurs d’ordre pour assurer obligatoirement leurs non-salariés sur la perte de revenu et la retraite[14].
Beaucoup renvoient à la négociation collective pour trouver les aménagements nécessaires aux conditions d’emploi et de travail[15]. Nombre de participants au débat plaident pour une représentation des indépendants économiquement dépendants et des précaires, tandis que le territoire est valorisé par certains comme le niveau pertinent de dialogue.
…Ou réformer radicalement le système actuel ?
Ceux qui envisagent des évolutions de l’emploi et du travail plus disruptives souhaitent repenser structurellement le droit de l’activité et de la protection sociale. Plusieurs contributeurs proposent d’établir un droit de l’actif s’appliquant à tous les travailleurs quel que soit leur statut et composé de droits fondamentaux. À ce socle s’ajouteraient d’autres catégories de droits, variables en fonction du degré de subordination et d’autonomie du travailleur. Le contenu de ces différents niveaux et le degré de protection de ces droits sont définis partiellement et varient selon les auteurs[16].
Cette refonte du droit de l’activité peut s’appuyer sur un revenu universel ou de base et/ou sur des droits de tirage sociaux déconnectés du statut d’emploi, c’est-à-dire un compte social unique que serait un CPA généralisé à l’ensemble de la protection (retraite, formation, chômage), et qui constituerait une sorte de « musette numérique »[17]. S’agissant du financement, peu préconisent de distribuer l’ensemble du budget de la protection sociale par le biais d’un revenu universel. Les partisans d’un revenu de base proposent d’octroyer à l’ensemble de la population, y compris les enfants, un revenu d’existence fondant les allocations familiales, certaines prestations sociales et aides à l’emploi[18]. D’autres envisagent de rémunérer ainsi la contribution sociale des individus à des projets collectifs[19], le travail social, bénévole, se substituant en quelque sorte à un travail salarié réservé à quelques happy few[20].
Certains participants au débat sont néanmoins critiques à l’égard d’un revenu de base et d’une refonte totale du statut de l’actif. Ils préfèrent le maintien d’une logique assurantielle fondée sur le travail par le biais de droits de tirage sociaux, c’est-à-dire un compte social individualisé pour un certain nombre de droits transférables et une logique universaliste sur les prestations sociales aux plus démunis (éventuellement refondues)[21]. Ceux-là insistent sur la nécessité de services sociaux dont aucun revenu de base ne pourrait égaler la qualité et qui ne permet pas de répondre aux nouveaux besoins de protection (dépendance par exemple)[22]. Ils soulignent aussi qu’un revenu universel maintiendrait les inégalités face à l’emploi[23] et pointent que le travail, tout particulièrement en France, est structurant de l’identité, ce qui va très au-delà du revenu qu’il procure[24].
[1] Stéphane Béal, interview dans le cadre des contributions au débat.
[2] Christophe Radé, « Renforcer l’attractivité du contrat de travail à durée indéterminée ».
[3] Cartes sur table, « Deux propositions pour penser la gestion des ressources humaines dans une ère de changements permanents ».
[4] Paul-Henry Antonmattéi, op. cit., le groupe Alpha, « Poser quelques jalons : les nouvelles technologies numériques sont porteuses d’autant de promesses d’efficacité que de risques d’accaparement et de dumping fiscal et social », et Stéphane Béal, op. cit.
[5] Jean-Emmanuel Ray, op. cit.
[6] Fédération CINOV-PEPS, « Le portage salarial ou l’émergence d’une nouvelle forme d’emploi ».
[7] Bernard Gazier, op. cit.
[8] La Ruche Qui Dit Oui, op. cit.
[9] Paul-Henry Antonmattéi (intervention au débat).
[10] La Ruche Qui Dit Oui, op. cit., Stéphane Béal, op. cit., Bernard Gazier, op. cit.
[11] Sur la base d’une contribution identique à celle des salariés pour Christophe Radé.
[12] Bruno Coquet (« Nouvelle économie, nouvelle assurance chômage ») propose d’intégrer la fonction publique et les indépendants dans cette réforme, la Coordination des intermittents et précaires (« Le nouveau modèle ») propose de s’inspirer de l’ancien régime des intermittents pour indemniser l’ensemble de l’emploi discontinu salarié ou non.
[13] Contribution du secrétariat général du COR.
[14] Groupe Alpha, op. cit.
[15] Jacques Freyssinet consacre ainsi sa contribution au dialogue social.
[16] Denis Pennel (op. cit.) propose un statut de l’actif se substituant au code du travail et se fondant sur un socle de droits fondamentaux valant pour tout type de relation d’emploi. Le droit de l’activité professionnelle de Jacques Barthélémy (Civilisation du savoir et statut du travailleur, Institut de l’entreprise, 2015) ne se substitue pas quant à lui au code du travail mais propose un niveau de droits décroissant en fonction de l’autonomie qui laisserait en place les protections associées au travail très subordonné.
[17] Fing, « La Musette de l’actif du XXIe siècle, Pour mieux construire sa trajectoire ».
[18] Marc de Basquiat, « Vers un revenu universel en France : éléments pour le débat » ; Mouvement français pour le revenu de base, « Un revenu de base face aux mutations du travail ? ».
[19] Julien Cantoni (« Le service civil universel connecté, nouvelle forme de protection sociale productive et décentralisée ») propose de créer un service civil universel connecté (qui donne des droits sociaux), le Conseil national du numérique (contribution au débat) de créer un « droit individuel à la contribution » autorisant les individus à participer à des projets d’utilité sociale, à se former hors les murs, à contribuer à la production de biens communs.
[20] Bernard Stiegler est à l’origine de l’idée de revenu contributif qu’il expérimente à la Plaine commune (« Plaine Commune territoire apprenant contributif ») pour pallier explicitement le manque d’emploi.
[21] Bernard Gazier, op. cit.
[22] Bruno Palier, op. cit.
[23] Anne Eydoux, op. cit.
[24] Lucie d’Artois, « Pour quoi travaillerons-nous demain ? ».